L’Emir Abd-El –Kader,
Homme de génie, de science et de sagesse.
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« Il ne faut jamais craindre de rendre justice à un ennemi ; c’est toujours honorable et quelque fois habile. »
Napoléon Bonaparte, in « Correspondances »
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« Si tous les trésors du Monde étaient disposés à mes pieds, et s’il m’était donné de choisir entre eux et ma liberté, je choisirais ma liberté. »
L’Emir Abd-el-Kader, in « Conseil au Sage, instructions à l’ignorant »
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Préambule
Pourquoi écrire sur l’Emir Abd-El-Kader ces quelques lignes ?
L’idée m’en est venue à la lecture des diverses « caricatures » proposées par le grand marché de l’Info. (…) concernant les musulmans et leur religion. Dénaturée par une opinion publique savamment dirigée et le plus souvent inculte, l’Islam, les musulmans, leurs apports précieux au monde par leurs connaissances et leurs sciences (on ne peut nier ce que l’Histoire a enregistré … quant bien même on préfèrerait l’oublier…), passent chaque jour un peu plus à la trappe de l’oubli ou de la défiguration. Je me suis souvenue alors de ce grand personnage, qui, incarnant l’une des grandes voies de l’Islam, le Soufisme, ne pouvait qu’infirmer les propos et gesticulations du moment, en leurs opposant une vérité, certes plus difficile à accepter par les foules, à qui on a appris à trouver, dans l’effigie du musulman, la source de tous leurs maux (…), mais aussi plus conforme à la réalité.
J’espère que ces lignes aideront certain à reconsidérer leurs prises de position vis-à-vis de ce qui a été, est et restera une grande religion essentiellement tournée vers la paix, la rencontre, la tolérance et l’espérance.
Introduction
Comment exalter l’homme d’action, qui fut et reste le héros d’une épopée que plus d’un millier d’écrits tentent de retracer, sans présenter le penseur, l’homme de lettre, le poète ?
Comment et quoi garder, si l’on veut, si l’on désire rester concis, d’une vie si riche, d’une personnalité si marquante, sans risquer de tomber dans le piège d’en délaisser une partie essentielle?
Le héros qui s’imposa à l’admiration de ses ennemis mérite qu’on lui rende hommage.
Le chef de guerre, le stratège militaire, l’homme politique, attend que l’on salut son passage dans l’Histoire et qu’on en reconnaisse toute l’importance.
L’homme de dialogue, qui montra, toute sa vie durant, combien il plaçait d’espoir dans un rapprochement entre les peuples, par delà les différences culturelles, religieuses, raciales, identitaires, tant par ses interventions en faveur des Chrétiens de Damas que par la confiance dont il honorait les Juifs, sans oublier les contacts réguliers qu’il entretenait avec Monseigneur Dupuche -alors évêque d’Alger, avec la franc-maçonnerie (…), mérite que l’on s’arrête et médite quelque peu le message qu’il nous a laissé par son si riche vécu.
Ne l’appelait-on pas le « Napoléon du Désert » ? A-t-on oublié le mot d’un poète Arabe qui, suivant les hommes de son Armée à travers le grand sud, telle une ombre se mêlant aux sables, a dit de l’Emir : « À celui qui dédaigne le contemporain, et pense que le pas est dû aux anciens, dis : « Cet ancien a été nouveau et ce nouveau deviendra ancien »… » ? Nous pourrions y ajouter que celui qui oublie l’ancien pour ne voir que le contemporain se prive lui-même d’une expérience essentielle.
Certains historiens parlent d’un « Socrate algérien ». De Socrate, l’Emir Abd-El-Kader avait en effet la douceur, la bonté, la patience, l’élévation morale.
À tout cela il faudrait ajouter que ce grand homme, qui a vécu au XIXème siècle, de 1808 à 1883 (ce n’est pas si ancien !), que ce poète savant qu’il fut au départ, par sa vie et son destin, fut un homme qui sût non seulement aimer ses semblables mais aussi, pour un grand nombre d’entre eux, les guider.
v Abd-El Kader en Algérie (1808-1847)
Abd-el-Kader Nasr-Ed-Din Ibn Mehi--Ed-Din Al Djazaïri, naquit au mois de mai 1808, à la Ketna paternelle, sur les rives de l’Oued Hammam, province située dans l’Est algérien, région d’’Oran.
Dès son plus jeune âge, Abd-El-Kader se différencia de ses jeunes compagnons par un étrange contraste entre une robuste santé et une grande timidité naturelle. Le Colonel Charles-Henry Churchill, qui fut certainement l’un de ses grands amis, souligne, dans son ouvrage sur la vie de l’Emir : « Les facultés mentales du garçon furent d’une inhabituelle précocité. Il pouvait lire et écrire à l’âge de cinq ans. À douze ans, il était taleb, c’est-à-dire commentateur autorisé du Coran, des Hadiths (traditions du Prophète Mohammed), et des plus estimées d’entre les gloses de sa religion. Deux ans plus tard, il parvint au titre hautement recherché de Hafiz, réservé au lettré qui connaît le Coran dans sa totalité et peut le réciter sans l’aide du livre. On lui confia dès lors une classe dans la mosquée familiale où il pu expliquer et enseigner les passages les plus difficiles et les plus obscurs des commentateurs les plus confirmés. » (…)
Plus il avançait en âge, plus il se distinguait par des dons exceptionnels. Charles-Henry Churchill disait encore de lui qu’il se dégageait de sa personne « un charme inexprimable » avec « ses grands yeux (…) où, par instant, étincelaient les éclairs de l’intelligence et du génie ».
Il fut également un homme de cheval sans égal. Plus que la grâce qui émanait de lui, son étonnante maîtrise en faisait un des meilleurs cavaliers de son époque. On disait de lui « que sa selle était son trône ».
Il prenait à cœur de se cultiver, d’apprendre, de progresser. Peu à peu, malgré son jeune âge, il put ainsi gagner de l’ascendant sur son entourage.
En 1825, après deux années d’emprisonnement dans les logements du Bey Hussein, où, profitant de leur réclusion forcée, Abd-El-Kader et son père Mehi-Ed-Din, poursuivaient leurs études (…), l’Emir fit son premier grand voyage en Orient. Passant par Suez et Djedda, il accompagna son père à la Mecque. Ce fut là sa première longue traversée, allant de Damas à Bagdad, où chaque étape sera prétexte à l’étude, à la rencontre, au recueillement.
Il rentrera de ce long voyage en 1828.
C’est à cette époque également qu’Abd-El-Kader va se concentrer sur l’étude. « Du lever au coucher su soleil, il quittait rarement sa chambre. Il ne s’interrompait que pour les repas et les diversions sacrées de la prière », écrivit Churchill.
Il s’imprégnera ainsi des plus grandes œuvres des philosophes et mathématiciens grecs. Il s’enthousiasmera pour les plus riches auteurs de l’époque Andalouse. Il se passionnera pour les sciences et découvrira même l’Astronomie. Retranché du monde, Abd-El-kader, entouré des plus grands esprits de son temps, suivait irrésistiblement la volonté de son destin. Il affinait son savoir, se tournant peu à peu vers une forme éclairée de sagesse. Son apprentissage des sciences l’enrichissait chaque jour davantage. Il se mit à haïr la guerre. Il ne savait pas encore qu’il allait y être projeté et devenir un grand chef militaire, reconnu, craint et respecté de tous.
En 1830, les Français prennent Alger. Les tribus Arabes ne considèrent pas cette incursion comme hostile, habitués qu’ils sont à repousser les Francs, les Espagnols et les Anglais des villes côtières. Ils n’ont pas compris l’importance de ce que le Général de Bourmont, dans sa proclamation publique (…), annonça lorsqu’il déclara « que la France prenait possession non seulement de la ville d’Alger mais de toute la régence ».
Le 4 janvier 1831, ce sera le Général Damrémont qui entrera dans le port d’Oran. Le Bey s’embarquera alors pour Alexandrie (…). Ceci marquera les débuts d’une longue colonisation de l’Algérie.
Le 21 novembre 1832, Abd-El-Kader est couronné Sultan, son père ayant abdiqué en sa faveur. (…). À ce titre « pompeux » de Sultan, il choisira celui d’Emir. Ce sera la naissance d’un nouveau Khalifat arabe dont la vie, bien qu’éphémère (…) marquera durablement l’Histoire. Et, même si celle-ci, pour certaines de ses pages, reste encore à débroussailler, à explorer, à comprendre et à écrire, le souvenir du jeune Emir, enflammé et fougueux, y est resté gravé.
Ce chef, qui allait pour longtemps étonner le monde, sera confronté, bien malgré lui, à un climat de troubles où se dessinait déjà les contours d’une colonisation qui allait durer cent trente ans.
Pas plus qu’il ne pu estimer à sa juste mesure les conséquences de ce début de présence française, il ne saura à quel point son nom allait être associé à la grande aventure qui attendait cette ancienne régence turque et finirait par aboutir, après beaucoup de sang versé, à l’ Algérie indépendante de 1962.
Il traversera les revers et les succès, les malheurs de l’exil comme le feu de la guerre avec une même force tranquille.
Quand il revenait d’une bataille, qu’il achevait de régler les affaires de l’Etat, ou encore lorsqu’il ne parcourait pas l’Algérie en tout sens, l’Emir aimait à se retrouver parmi ses livres. L’étude sera, tout au long de sa vie, l’une de ses occupations favorites. On connaît la parole d’Anatole France : « On se lasse de tout, excepté de comprendre ». Or pour comprendre, il faut apprendre et méditer ce que l’on a appris. Ceci, Abd-El-Kader le savait. Il l’a exprimé avec ses mots dans son ouvrage « Conseils au Sage, Instruction à l’Ignorant » : « La jouissance de l’esprit ne lasse pas, tandis que la nourriture rassasie et ennuie ».
L’étude, pour l’Emir, sera le moyen d’enrichir son esprit, d’améliorer son caractère, de progresser sur la voie de la perfection individuelle. Il dira, dans ce même traité de sagesse que « l’homme, ayant reçu de Dieu le don de perfectibilité, rien ne le dépare plus que de négliger son âme et de la dépouiller de cette faculté. »
Le désir de perfection s’accordera avec ses responsabilités d’homme et de chef. Il sera, durant toute sa vie, modeste, scrupuleux, sévère envers lui-même. Ses contemporains lui adresseront des éloges que son seul prestige politique n’eût suffi à lui attirer. On peut en juger par le témoignage de Poujalat, dans ses « Etudes africaines » : « La poésie arabe nous répète que l’esprit de l’Emir est plus vaste que la mer, qu’il est le plus savant des savants, (…), et que les tolbas s’inclinent devant son génie ; qu’une lettre qu’on lui adresse ne reste jamais sans réponse, et qu’il emploie toujours les plus belles, les plus pures expressions. (…). Les vers d’Abd-El-Kader sont dans toutes les bouches, sous toutes les tentes (…) ; ils charment les ennuis du cavalier dans ces longues courses où souvent l’on fait des lieues sans rencontrer un buisson. »
L’expérience et la réflexion le convaincront que la suprématie des hommes et des nations reposent sur le savoir. Il aimait à citer ce vers d’un poète arabe : « Le Kalam (la plume), depuis qu’il a été taillé, a pour esclave le sabre, depuis qu’il a été affilé. »
Il ne se contentera pas d’être brillant. Il nourrira sa pensée d’une vie intérieure intense et de toute son expérience d’homme d’Etat.
« Esprit libéral, ouvert aux idées neuves, il sera animé d’une foi enthousiaste dans l’avenir et le progrès infini de l’humanité », dira de lui Chérif Sahli dans son livre « Abd-El-Kader Chevalier de la Foi ».
Certains hommes possèdent le don d’éveiller, chez leurs semblables, de nobles sentiments de vénération et d’enthousiasme. Ab-El-Kader fut l’un de ces hommes-là ! De Desmichels à Bugeaud, tous ceux qui le combattirent ou le rencontrèrent se plurent à reconnaître son génie et la noblesse de son âme. On retrouvera dans les récits du Colonel de Mirandol, de l’Intendant Morisot, ou du Capitaine Masso, l’admiration, le respect, l’affection parfois, qu’il déclenchait chez tous. Plus proche de nous, l’écrivain anglais William Blunt, dans « The Desert Hawk », « Le Faucon du Désert », évoquera lui aussi cet illustre personnage le comparant à un « faucon »…(…).
v L’Emir en France (1847-1852)
Abd-El-Kader arriva à Toulon en décembre 1847, selon le témoignage du Colonel Churchill, et, après une période d’incertitude, il se considéra « comme prisonnier à vie et (…) se résigna stoïquement à son sort. »
Tous furent stupéfaits de voir que cet homme, loin de faire des reproches aux responsables de sa pénible épreuve, sut trouver des circonstances atténuantes à leur conduite, tentant d’alléger « le fardeau de leur trahison et leur déshonneur » de l’avoir ainsi trompé.
On peut estimer cette surprenante et noble réaction à la lecture d’une lettre envoyée par le Général Daumas à Monseigneur Dupuch :
« Vous allez voir l’illustre prisonnier du château de Pau. Oh ! Vous ne regretterez certainement pas votre voyage. Vous avez connu Abd-el-Kader aux temps de sa prospérité, au moment où toute l’Algérie, pour ainsi dire, reconnaissait son autorité. Et bien vous le trouverez encore plus grand et plus extraordinaire dans l’adversité que dans la prospérité. Comme toujours, il domine de sa grandeur les perspectives de sa position. (Ses ennemis)…, qu’ils soient Musulmans ou Chrétiens, aussi justifiés que pourraient être ses plaintes à leur sujet, tous ont trouvé son pardon… ».
Ce ne sera que le 16 octobre 1852, que le Prince Louis-Napoléon se rendra au château d’Amboise, porteur d’un document officiel annonçant à l’Emir sa libération et son départ pour Brousse, en Turquie.
Durant sa détention, l’Emir Abd-El-Kader fit écrire l’une de ses œuvres essentielle, dont le manuscrit est déposé à la Bibliothèque Nationale à Alger, et dont la traduction fut donnée intégralement dans le numéro un de la revue « Islamochristina ». Nous n’en reprendrons ici qu’un extrait, celui qui aborde « les difficiles problèmes posés à la foi musulmane par les positions chrétiennes sur la Trinité », afin de montrer à quel point cet homme, prisonnier et loin de sa terre, se préoccupait encore de question de spiritualité alors que toutes les conditions concourraient à ce qu’il ne pensa et ne réfléchit qu’à des questions d’ordre politique. Les notes qui accompagnent le texte sont de Monseigneur Henri Teissier, Archevêque d’Alger de 1988 à 2008 ; elles parurent dans le « Bulletin de la Semaine religieuse d’Alger » du 9 mai 1983.
« Ils la décrivent sous la forme de trois hypostases (aqânîm), celle de l’Existence –c’est le Père- et celle de la Connaissance –c’est le Fils – et celle de la Vie –c’est le Saint-Esprit. » (L’hypostase –uqnûm- étant le mot grec signifiant « origine » d’une chose).
« Pour eux, la réalité (mâhiyya) divine est donc composée de ces trois personnes. La Connaissance et la Vie sont les aspects de l’Essence (dât). C’est pour cela qu’ils disent : « Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit, le Dieu unique ». »
Monseigneur Teissier a indiqué, dans « le Bulletin » cité plus haut, qu’ « Ilâh wâhid « ou « Dieu unique », expression inconnue –ou non utilisée- du christianisme occidental après le signe de croix, est un usage ancien des chrétiens orientaux arabes. (…)
Pour la présentation du « Verbe » et de « l’Esprit » comme « Connaissance » et « Vie », cela rejoindrait, toujours selon Monseigneur Teissier, une formulation ancienne et orientale du mystère trinitaire. (…)
Tel était l’homme.
v L’Emir et le Christianisme oriental
Nous ne pourrons nous étendre sur les relations de l’Emir avec les Chrétiens du Moyen-Orient, étant donné le peu de sources dont nous disposons.
Nous nous contenterons de rappeler quelques faits historiques, de citer quelques témoignages, ceux dont avons pu retrouver une trace écrite.
Après sa libération par Louis-Napoléon, l’Emir fut conduit à Brousse, d’où il se rendit à Damas, en 1856.
Monseigneur Teissier écrira, dans « La Semaine religieuse d’Alger » :
« Peu après, diverses intrigues, où se mêlaient les intérêts des grandes puissances, les faiblesses de l’Empire Ottoman vieillissant, et les antagonismes communautaires, devaient aboutir à une série de combats entre Druzes et Chrétiens (1860), dans la montagne libanaise, puis à un soulèvement anti Chrétiens à Damas même. Au cours de ce conflit dramatique, l’Emir sauva, avec ses hommes, 15 000 Chrétiens ».
Cet épisode nous en rappelle un autre qui nous éclaire sur l’extraordinaire amitié que l’Emir portait aux Chrétiens. N’avait-il pas exprimé le désir, avant de quitter la France, de se rendre à la résidence de son vieil ami Monseigneur Dupuche , alors Evêque d’Alger, en des termes qui nous éclairent sur sa réelle amitié pour un homme qui représentait, somme toute, « l’occupant » ? Charles-Henry Churchill témoigne de cette demande dans son livre sur la vie de l’Emir : « Ayant consacré ma première visite à Dieu (faisait-il référence à son voyage à la Mecque avec son père ? Nous pouvons le supposer…), la prochaine doit être pour le meilleur de ses serviteurs. »
Dans sa grande œuvre de Mystique «Kitâb Al Mawâqif » -ou « Livre des Haltes »-, on pourra approcher sa vision du Christianisme, imprégnée de cette volonté d’ouverture qu’il cultiva inlassablement durant toute son existence. « Finalement, la proximité la plus significative avec les Chrétiens devait naître de la progression même de sa méditation mystique », commenta Monseigneur Teissier. C’est en découvrant « la profondeur du Mystère de Dieu, et l’incapacité de l’homme d’en faire le tour », que l’Emir écrira :
« Lorsqu’il s’agit de l’Essence de Dieu, l’Univers entier est stupide. Il n’est pas jusqu’au plérôme suprême (les anges) qui ne soit en quête de Lui. (…) Cette quête n’a pas de terme. Il ne peut être connu ; n’est connaissable que ce qui procède de Lui en tant qu’effet de Ses Noms (…). Aucun être ne connaît véritablement Dieu (…). Comment l’être fini pourrait-il connaître Celui qui Est exempt de toute relation et de toute limitation ? » (Traduction de Chokiewicz dans son ouvrage sur les « Ecrits Spirituels de l’Emir »)
On verra « ce brillant et intransigeant champion de l’Islam se créer une position de tout premier plan dans le monde Chrétien (…), correspondant en termes d’égalité et d’amitié avec ses plus illustre Chefs d’Etat. », écrira Churchill.
v Pensées de l’Emir
Un destin éclatant peut masquer la grandeur d’un homme autant qu’une vie obscure. Celui de l’Emir a fait oublier que, plus qu’un « sabreur magnanime », qu’ « un homme de génie que l’histoire doit placer à côté de Jugurtha », comme Bugeaud le qualifia, Abd-El-Kader fut un penseur, un philosophe, un sage.
Bien que Léon Roches soit celui qui lui fit le plus de mal car, feignant de se convertir à l’islam, il devint rapidement son proche et servit les intérêts français en sous-main jusqu’au jour où, découvert, il s’enfuit, ses révélations sur la personne même de l’Emir, sur son caractère, sur ses pensées, méritent créance. Ce témoignage révèle un homme retiré, qui savait allier, conjuguer, « les affaires du siècle et celles de l’éternité », pour reprendre les mots de Michel Chodkiewicz lors d’une conférence donnée à Alger en 1980(…).
Léon Roches écrira : « Ces hommes au costume ample et majestueux, rangés sur plusieurs lignes, répétant par intervalles d’une voix grave les réponses « Dieu est Grand ! Il n’y a de Dieu que Dieu! Mohammed est prophète de Dieu ! », se prosternant tous ensemble, touchant la terre de leurs fronts et se relevant en élevant les bras vers le ciel, tandis que l’Emir récite des versets du Coran, tout cet ensemble offre un spectacle saisissant et solennel. »
Comme nous l’avons noté plus haut, l’Emir n’aimait pas la guerre. Il l’a faite par devoir. Depuis l’enfance, son goût pour l’étude ne l’a jamais quitté. L’image d’un pieux et austère guerrier sera entre autres celle qui nous restera de lui, par delà les grands faits militaires dont nous n’avons pu parler ici, de crainte de nous égarer dans les péripéties exaltantes de ses campagnes.
Il sera avant tout un homme qui remit l’univers en cause dans sa totalité. Ibn’Arabi, qui fut accusé des plus grandes hérésies et qui, à notre avis , reste trop peu lu et trop mal connu, malgré l’abondance de ses traités et la richesse de ses œuvres, sera le philosophe, le savant sur lequel l’Emir prendra appui. Il l’a lu durant sa jeunesse. Et bien qu’Ibn Arabi passa –et passe encore - pour un auteur difficile, dont quelques uns de ses vers ou quelques unes des ses lignes aient donné lieu à des volumes de commentaires sans que sa sagesse ne fut jamais tout à fait mise à nue, Abd-El-Kader y puisa une grande part de ses références en matière de Sagesse et de Spiritualité. Dans les manuscrits de son fils, retrouvés dans les années 80 du siècle dernier, et qui n’ont pas encore été totalement étudiés, la qualité de « Majdhub », ou « Extatique » apparaît clairement. « Il brûlait les étapes de la quête mystique », écrivit son fils.
Cela n’en fit pas pour autant un « fou de Dieu » coupé des réalités du monde, comme pourrait le suggérer une traduction littérale se basant sur l’étymologie du terme « majdhub », que l’on peut rapprocher de celui de « majnûn », signifiant fou dont les actes échappent à la raison…. Bien au contraire. Il y avait comme une savante imbrication entre sa quête spirituelle et ses devoirs d’homme d’Etat. Dans son ouvrage « Conseil au Sage ; Instructions à l’Ignorant », traduit par Dugat en 1858 sous le titre « Avis à l’Indifférent, Rappel à l’Intelligent », il écrira : « Il faut à la raison le couronnement divin, d’où la nécessité de l’alliance de la Foi et de la Raison. »
Ce ne sont pas là les mots d’un être dont la conduite échapperait au regard de la raison, bien au contraire ! Cette réflexion, qui sera reprise par de nombreux théologiens et philosophes, y compris par le pape Jean-Paul ll qui en fit le thème principal de l’une de ses Encycliques (…), exprime bien cette personnalité déchirée entre la recherche d’un inaccessible savoir au plan de la spiritualité, errant et se perdant dans les immensités d’un Infini non incarné , Dieu, et les rivages exigeants et rationnels (dans une certaine mesure !) qui permettent de remonter le long courant des sciences et du savoir, ce fleuve qui prend ses sources dans la nuit des temps. Abd-El-Kader se pliera d’ailleurs à la lecture des philosophes et mathématiciens grecs, lira Avicenne et Averroès, se penchera sur la rencontre interreligieuse qui mit Saint-Thomas d’Aquin, Averroès et Maïmonide en présence et en correspondance… Nous n’avons rien inventé… Comme nous pouvons le constater, le dialogue entre les trois Monothéismes a toujours existé, sous une forme ou sous une autre, avec ses temps forts et ses périodes creuses, passant de la volonté de se comprendre à celle de se combattre, selon les époques, les contextes, les nécessités du moment… Le problème des hommes est qu’ils oublient… Ce faisant ils se coupent de ce qui peut leur fournir les plus importantes armes du progrès : la connaissance de ce que l’Histoire véhicule dans ses bagages et enseigne à ceux qui la questionnent… Mais là n’est pas le sujet de notre propos. Revenons à l’Emir Abd-El-Kader.
Le penseur n’eut pas de réel Maître. Il s’est aventuré seul sur les chemins escarpés de la spiritualité et des sciences. Son « Kitâb Al Mawâquif » est le seul témoin qui nous reste de cette somme de connaissances à laquelle il accéda peu à peu. Le nom qu’il donna à son œuvre fut inspiré de la vie d’Ibn’Arabi : « Les Haltes », ces étapes où le sage reprend souffle après ses longues « marches » sur les chemins arides de la quête de la Vérité… Tout un programme… Plus qu’une simple œuvre, ce que proposa l’Emir à travers cette longue réflexion, rythmée de silences et de pauses, est une sorte de visite guidée de questionnements, d’interrogations, de méditations, d’interpellations… Chacune de ses « Haltes » pourrait donner lieu à quelques volumes de commentaires et d’approfondissements. Dans cette immense somme, une de ses pensées maitresses transparaît nettement : la distinction qu’il fit entre l’ « Unicité de la vision directe », ou « Wahdat Al Shuhûd », et l’ « Unicité de l’être », « Wahdat Al Whûd ». « L’Essence des créatures », écrivit-il, « n’est autre chose que l’Essence même de Dieu. Il n’ya qu’une seule Essence et qu’une seule Réalité qui apparaît comme « Ilâh », de Dieu, sous un certain angle (…), et comme « Abd », Serviteur -au sens noble du terme (méfions-nous de l’interprétation hâtive de termes sortis d’une autre langue et teinté d’une signification qui souvent nous échappe en première lecture…)- et « Khald », Créature, sous un autre angle », ces deux états s’imbriquant, se confondant d’une certaine façon, au cœur de la source, de l’origine, c’est-à-dire en Dieu. Pour l’Emir, « la Miséricorde divine (…) embrase toute chose ».
Nous sommes loin de ce que les discours actuels tentent de faire passer pour une description des préceptes et fondements de l’Islam. Abd-El-Kader, sera un musulman, certes éclairé, certes particulièrement tourné vers la Sagesse, mais restant ancré dans une lecture strict du Coran et de ses commentaires, d’où il puisera les éléments qui constitueront les grands axes de ses réflexions, s’appuyant sur cette consigne si essentielle de l’Islam : « Allez et recherchez la compagnie des savants… », cette grande religion prônant l’apprentissage et l’enseignement comme un devoir sacré pour tous les croyants. C’est pourquoi, à travers lui, nous approchons ce qu’est, ou peut être, réellement l’un des fondements de l’Islam. Le témoignage de ce qu’il a été nous permet de comprendre également toute l’infinie beauté de cette religion que l’on réduit, chaque jour un peu plus, la faisant passer pour le contraire de ce qu’elle prêche en la faisant cohabiter avec les phénomènes de violence et de terreur que l’actualité étale à presque toutes les « Unes » des quotidiens, et qui sont les conséquences de biens des facteurs, mais ne peuvent en aucun cas trouver dans l’Islam même, de base légale à leur manifestation ou à leur existence.
L’apprentissage, le dialogue, la rencontre, (…), y sont présentés comme autant de manières d’être et de démarches de vie. Rien à voir donc avec le « produit » que l’on présente aux foules, à l’opinion publique, sous le label « Islam ».
Et pour en revenir à l’Emir et comprendre cet homme hors du commun, un vers de Ibn’Arabi, qu’il chérissait tant, nous montre la force de ce concept d’ « Universalité de l’être » qu’il développa dans son « Kitâb » :
« Mon cœur est devenu capable de revêtir toutes les formes,
Il est un vert pâturage pour les gazelles et couvent pour les moines,
Temple pour les idoles et Ka’aba pour le pèlerin,
Il est les Tables de Thora et Livre du Coran…
Je professe la religion de l’Amour, quelque soit le lieu vers lequel se dirige ses caravanes…
Et l’Amour est ma loi, et l’Amour est ma foi. » (Ibn’Arabi).
Conclusion
Lorsque l’Emir écrivait à Bugeaud : « Quel esprit peut pousser la France, qui se dit nation si puissante et si forte, à venir faire la guerre chez nous ? N’a-t-elle pas assez de son territoire ? Quel tort nous fera ce qu’elle prendra, comparé à ce qui nous restera ? Elle marchera en avant, nous nous retirerons ; mais elle sera forcée de se retirer et nous reviendrons. » (…). Il ne pensait pas que ses mots resteraient là, témoins de ce que fut sa vie, forgée par un courage que n’égalait que sa patience, et que l’Histoire leur donnerait raison, les classant au chapitre se ses enseignements, tel un testament légué à l’humanité. Et si l’Histoire n’enseigne que si on l’interroge, elle sanctionne les erreurs avec la rigueur qu’on lui connait, n’admettant pas plus le mensonge que l’oubli, rappelant inlassablement que notre avenir trouve ses racines dans notre passé, et que le présent devrait servir prioritairement à en corriger les manquements.
Si l’on reprend l’un des extraits des « Mémoires » du Maréchal Bugeaud adressées au Ministère de La Guerre le 24 novembre 1849 (…), on comprend, au-delà de tout ce qui pourrait être écrit, la grandeur de cet homme dans le souvenir de ses adversaires :
« Il est impossible de parer de pareils coups avec un ennemi aussi rapide et entreprenant (…). L’Emir qui n’a que de la cavalerie, avec laquelle il fait 15 ou 20 lieues dans une nuit, qui trouve partout des sympathies, des vivres et des renseignements certains sur notre position, passe où nous ne sommes pas, où nous ne sommes plus. Il faudrait être sorcier pour deviner ses mouvements, et que nos soldats eussent des ailes pour l’atteindre (…). ».
Enfin, si l’on osait mettre face à face deux mots, celui de Saint-Arnaud, qui disait, dans une correspondance qu’il eut avec Bugeaud, le 18 janvier 1844 : » je ne laisserai pas un seul arbre debout dans leurs vergers, ni une tête sur les épaules de ces misérables Arabes (…). Ce sont les ordres que j’ai reçus du Général Changarnier, et ils seront ponctuellement exécutés(…). », et celui de l’Emir, qui écrivit dans un lettre à l’un de ses Khalifs : « Soyez patient dans l’adversité, c’est elle (la patience) qui fait connaître les hommes forts (…). », on saurait que vouloir dépeindre l’étendue de sa sagesse serait un exercice bien téméraire.
C’est pourquoi on laissera le loisir à une citation de Napoléon Bonaparte, dont on ne peut nier l’habilité politique, le soin de conclure provisoirement la courte présentation que nous avons tenté de faire de ce grand homme qui restera, dans la mémoire des Hautes-Plaines de l’Atlas, comme dans celle de l’Histoire, ce « Faucon du Désert » que décrivit si bien William Blunt :
« Il ne faut jamais craindre de rendre justice à un ennemi ; c’est toujours honorable, et quelque fois habile ».
Pour nous qui aimons l’homme autant que sa sagesse, nous retiendrons essentiellement de lui ce mot :
« Si tous les trésors du Monde étaient déposés à mes pieds, et s’il m’était donné de choisir entre eux et ma liberté, je choisirais ma liberté. »
Gageons que sous le terme « liberté », l’Emir y mis ce qui en fait l’essence même, cette liberté d’être et de penser, de croire et de choisir, cette merveilleuse faculté qu’ont les hommes de pouvoir façonner leur destinée en de lui donnant un sens !
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Notes et courte bibliographie commentée :
Ø Abd-El-Kader, L’Emir
1. « Le cheval arabe pur sang », (Lettres de l’Emir au Généra Daumas), Paris, Bureau de la Revue contemporaine, 1867.
2. « Lettres aux français », Paris, Phébus, 1977.
3. « Rappel à l’Intelligence, Avis à l’Ignorant », Paris, 1858.
4. « Le Livre des Haltes », la dernière traduction complétée d’Abd-Allah Penot, préfacée par Bruno Etienne, Paris, Devry, 2008.
5. « Kitâb Al Mawâqif », épuisé. Nous en avons une édition Algérienne et un autre Libanaise. A peut-être été réédité…
Ø Azan, Colonel
1. « L’bd-El-Kader, 1808-1883, du fanatisme au patriotisme français », Paris, 1925. Propose une biographie d’Ab-El-Kader très discutée… Cartes.
2. « Conquête et pacification de l’Algérie », Paris, 1929. Index et cartes. Un ouvrage intéressant pour avoir une idée d’ensemble sur la politique coloniale française en Algérie, de 1830 aux insurrections de 1845, et jusqu’à la fin du siècle.
Ø Ballestros, Louis
« L’Emir Abd-El-Kader et l’Algérie(…), Paris, 1865. L’auteur soutient l’idée que la France devrait faire de l’Emir « un propagateur des institutions libérales et civilisatrices… ».
Ø Bellemare, Alexandre
« Abd-El-Kader – Sa vie politiques et militaire », Paris, Hachette, 2ème éd. 1863. Ancien secrétaire interprète, commis principal au Ministère de la Guerre, l’auteur nous laisse une biographie très documentée.
Ø Churchill, Colonel Charles-Henry (Henri)
1. “The life of Abd-El Kader”, London, 1861. Ouvrage très complet et très documenté sur la vie de l’Emir et sur sa pensée. Une traduction en a été faite par Michel Habart à Alger en 1981.
2. “ Le combat de l’Emir Abd-El-Kader”, un article dont la traduction est en arabe, d’Abul-l Quacem Saâd-Allah, paru dans El-Moudjahid Culturel (Revue algérienne) le 8 juin 1969.
Ø Dupuche, Monseigneur Antoine A.
« Abd-El-kader au Château d’Amboise », Bordeaux, 2ème éd., 1849.
Ø Roches, léon
« Dix ans à travers l’Islam, 1834-1844 », Paris, 1904. Ministre plénipotentiaire en retraite, ancien secrétaire intime de l’Emir… On dit de lui qu’il a été celui qui a trahi Abd-El-Kader… Son livre est très complet, mais les faits décrits restent, pour bon nombre d’entre eux, invérifiables.
Ø Sahli, Mohammed
« Abd-El-kader, le Chevalier de la foi», Alger, 1953. Un hommage rendu à l’Emir par un Algérien . Nombreuses citations.
Ø Yacono, Xavier
« Abd-El-Kader, franc-maçon. Le retour des cendres de l’Emir à Alger », France-Eur.-Afrique no178, novembre 1966, pp.28 à 36. Un visage de l’Emir dont nous n’avons pas parlé mais qui mériterait que l’on s’y arrête…
Bien d’autres ouvrages concernent l’Emir. Nous n’avons signalé que les plus significatifs, ceux qui lui sont contemporains, ceux qui nous ont, entre autres, servi à approcher cette énigmatique mais si riche personnalité.
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